Une révolte à bord de La Reine de Podor

 

Une révolte à bord de La Reine de Podor
Histoire des services à la mer et dans les ports de Claude Vincent Polony

 

Arch. dép. Char. – Mar., 4 J 4311/1. p  79 à 81.

Les captifs dînèrent dans les parcs ; mais le soir, n’apercevant presque plus la terre, et le pont étant débarrassé; le capitaine voulut qu’ils prirent leur soupe en haut : ce repas étant achevé, peu d’instant après, je donnai, comme de coutume, l’ordre de faire descendre les hommes, et alors chacun de nous armé d’un sabre, se plaça dans l’ordre habituel, et nécessaire pour leur en imposer : à mon premier signal, ils se levèrent tous, en marchant vers l’entrée du parc, les fers dont leurs mains et pieds étaient garnis, gênant beaucoup tous mouvements je crus d’abord, en voyant qu’une partie d’eux se baissait près des lisses sous le vent, que la bande du navire les forçait à tomber, mais point du tout, ils saisissaient par les jambes le lieutenant, et trois autres de nos marins qu’ils jetèrent à l’eau : alors les autres Blancs crièrent alerte, aux armes, et chacun aussitôt se tint sur la défensive de cette révolte. J’étais appuyé contre la lisse du vent, ayant contre moi le chirurgien et quelques autres de l’équipage : je m’avançais aussitôt vers les Nègres, espadonnant de mon sabre pour les obliger à descendre au parc. Ils n’en furent point effrayés, me regardant toujours en face et approchant de moi. Ne voulant point leur faire de mal, et encore moins les tuer, puisque je voyais en eux presque toute ma fortune ; je me retirai vers la rembarde, remarquant que j’étais seul Blanc sur le pont, et criant à la sentinelle de l’arrière de m’ouvrir. On allait peut être le faire lors que j’entendis Monsieur Gauvain dire « J.F. si tu ouvres, je te coupe le col, »alors voyant qu’il n’y avait plus de temps à perdre, je saisis l’écoute du grand humier et montai sur la drôme sans que le nègres tentassent de me retenir par les pieds, ainsi qu’ils le pouvaient. Le bâtiment faisant alors peu de chemin, les personnes tombées à la mer, qui heureusement savaient nager, attrapèrent de suite quelques manœuvres et rentrèrent à bord, ce qui augmenta nos forces sur l’arrière, où les femmes avaient aussi fait un mouvement ; mais on n’eut pas besoin de sabres ni d’armes à feux pour les réduire ; quelques tapes et coups de pied au derrière suffirent. Il n’en était pas ainsi des hommes, qui, s’étant animés cherchaient à tirer quelques bois de la  drome, pour foncer sur la rembarde. Les négrillons même, libres de leurs bras et jambes, nous lançaient à la tête tout ce qu’ils pouvaient jugeant donc qu’il fallait absolument en sacrifier quelques uns pour soumettre les autres, on fit feux de pistolets, fusils et même de perriers chargés seulement à petit plomb, ce qui en tua trois : cinq en furent si effrayés qu’ils se précipitèrent à l’eau où on les laissa se noyer ; et tous les autres rentrèrent deux-mêmes dans l’entre-pont. De notre côté, le second maître d’équipage eut le malheur d’être blessé à la gorge par le tire-bourre d’un perrier, qu’un homme peu habitué à cette arme voulait recharger : il mourut peu d’heures après, et nous perdimes au bout de quelques jours le maître charpentier par suite d’une blessure que les Nègres lui avaient faite à l’épaule. Cet événement augmentant comme de raison notre défiance, on doubla les fers des plus robustes captifs, et pendant quelques jours, il n’y en eut plus que la moitié, à la fois, sur le pont : prenant d’ailleurs toutes précautions contre une seconde tentative de leur part. Ils n’y pensaient plus, je le crois, et furent comme des moutons toute la traversée, qui par la marche lente de notre bâtiment fut assez longue pour faire mourir d’affection scorbutique, un officier et deux autres marins.